La guerre de Saluces (1486-87)

   Les protagonistes

Charles Ier (1468-1490) est le 5e duc de Savoie. Formé à la cour de France par Dunois, il devient duc à 13 ans en 1482, succédant à son frère Philibert Ier, mort à 17 ans sans avoir pratiquement régné. Le vétéran de la famille est leur oncle Philippe de Bresse, très expérimenté, mais parfois encombrant ; Charles, ombrageux, veut gouverner seul et n'accepte ni la régence ni la tutelle de son oncle. Il se fait émanciper par les Etats de Savoie (le parlement) pour avoir le droit de gouverner, mais il acceptera souvent les conseils et l'appui de Philippe. Il a 17 ans quand il épouse, en 1485, Blanche de Montferrat, qui en a 12 ou 13. Le duc Charles, bouillant et belliqueux, sera surnommé le guerrier. Héritier des droits féodaux de sa tante sur Chypre, il se proclame roi de Chypre en 1488. Il a 19 ans au moment des faits1.

 
Charles Ier de Savoie, le marquis de Saluces, Charles VIIi et Philippe de Bresse

Ludovic II (ou Louis II), marquis de Saluces, né en 1438, a été marié (1481) à la sœur aînée de Blanche, Jeanne. Il a 49 ans au moment des faits. Lui-même, son père et son grand-père, tous trois très cultivés, ont fait du marquisat un foyer artistique et intellectuel de premier plan, bien plus brillant à l'époque que le duché de Savoie. Mais le marquisat est plus faible militairement que son voisin et, depuis longtemps, les ducs exigent la soumission des marquis de Saluces, ce qui se traduit par une cérémonie de prestation d'hommage. Les marquis n'apprécient pas beaucoup cette soumission et refusent parfois l'hommage, ou bien, et c'est le cas de Thomas III, puis de Ludovic II, prêtent l'hommage à la fois au duc de Savoie et au roi de France. Cet hommage consistait entre autres en un serment où les deux parties s'engageaient à se défendre mutuellement en cas d'agression extérieure. Il était donc assez peu concevable de prêter l'hommage à deux princes rivaux. De plus, Ludovic, à 49 ans, accepte mal d'être soumis à un Savoisien de 19 ans.

Charles VIII, devenu roi de France à 13 ans à la mort de son père Louis XI (1483), règne donc depuis 4 ans, mais sa sœur Anne de Beaujeu, désignée comme régente par Louis XI, dirige en fait fort bien le royaume, tout en laissant de plus en plus d'initiatives à son frère. Lui aussi est très ombrageux et n'a pas une bonne santé. Né en 1470, il a 17 ans au moment de la guerre de Saluces.

Philippe de Bresse, gouverneur du Dauphiné, né en 1438, a l'âge de Ludovic. Très ambitieux, justicier et querelleur dans sa jeunesse, il a eu une vie bien remplie et très mouvementée (dont deux ans d'emprisonnement dans la forteresse de Loches). Bien que savoyard prétendant au trône, il a été en général l'allié de la France et de son beau-frère Louis XI, au point d'avoir obtenu le titre de pair, puis de Grand Maître de France (3e ou 4e personnage du royaume), le commandement de 100 hommes d'armes ... Mais il a parfois fait route avec le principal ennemi de Louis XI, Charles le Téméraire, que Philippe de Bresse a suffisamment aidé pour avoir mérité le collier de la Toison d'or.


Jeanne et Blanche
Pour ne pas être en reste, Louis XI lui a aussi remis le collier de l'ordre de St-Michel2 et Philippe est peut-être le seul être au monde à avoir possédé ces deux prestigieuses distinctions. En tout cas, il est le seul gouverneur du Dauphiné à avoir été duc de Savoie, car il deviendra – enfin – duc à la fin de sa vie. Juste et courageux, il a toujours été très aimé de ses troupes et du petit peuple de Savoie.

Blanche ou Bianca, seconde fille du marquis de Montferrat. Ce marquis redoute son voisin savoisien, bien plus puissant que lui, et lui donne sa fille en mariage, sans doute avec le désir d'améliorer les relations entre eux et d'écarter toute menace de guerre. Blanche est très modeste, pieuse selon les chroniqueurs, et même généreuse envers les pauvres. Elle a 14 ans en 1486 et s'entend très bien avec Philippe de Bresse, qui lui viendra toujours en aide, spécialement plus tard pendant sa régence.

 

   Le contentieux
Charles Ier prétend que le marquisat a toujours été fief de Savoie, bien que plusieurs marquis, dont Thomas III, se soient autrefois refusé à l'hommage. Or il existait un traité sur la question. En 1452, le roi de France Charles VII s'approchait de Lyon avec une armée. Il était fort irrité contre la Savoie et contre son propre fils, le dauphin Louis II (futur Louis XI), qui jouait alors un jeu très personnel dans son apanage du Dauphiné et venait de se marier avec Agnès de Savoie sans l'autorisation de son père.


Feurs actuelle
Des négociations se sont engagées à Feurs (Forez) ; le roi reconnaît alors le mariage de son fils, de plus il marie sa fille Yolande au futur duc et signe un traité de non-agression avec la Savoie, dans lequel figure cette phrase : le marquisat de Saluces sera considéré comme de la mouvance du Dauphiné.

Deuxième point de friction : Ludovic avait obtenu du pape l'érection de l'église de Saluces en cathédrale, ce qui rendait le marquisat indépendant religieusement de l'évêque de Turin.

Troisième point : pour couronner le tout, le marquis de Montferrat, Guillaume VIII, sans enfant mâle, venait de désigner comme héritière sa fille aînée Jeanne, épouse du marquis de Saluces (1481) et non sa sœur Blanche, épouse du duc de Savoie.

    La guerre
Les chroniqueurs sont partagés sur le déclenchement de la guerre en novembre 1486. Certains auteurs, dont Guichenon3, rejettent sur Saluces la responsabilité de l'attaque. Pourtant, le marquis de Saluces était pacifique et n'avait apparemment aucun mobile d'agression, surtout envers un voisin bien plus puissant.

La guerre va être courte, mais sauvage. D'après Guichenon, les Savoyards prennent – ou reprennent – Pancalieri, ville située entre Carmagnole et Pignerol, pendent ses défenseurs, décapitent son gouverneur et mettent la ville à sac ..., ce qui terrifie les autres places du marquisat qui se rendent rapidement. Cependant, Revello, bien qu'assiégée, ne sera pas prise d'assaut, peut-être parce que la marquise s'y était réfugiée.


Tunnel de la Traversette
D'autre part, Saluces, qui va résister 3 mois au siège et se rendre en avril 87, ne subira ni représailles, ni saccage : sa garnison française pourra même rentrer en Dauphiné avec armes et bagages ; c'est sans doute pour ne pas s'attirer les foudres de la France que le duc a ménagé les défenseurs de Saluces. Le marquis de Saluces, Ludovic II, s'était enfui en France sans doute via le tunnel de la Traversette, percé peu auparavant.

A cette époque, les combats étaient féroces. Par exemple, pendant la guerre d'indépendance de la Suisse, beaucoup mieux documentée, Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, prend en 1475 la petite ville de Grandson, fait pendre 100 de ses défenseurs et noyer dans le lac les 400 autres.


Atrocités des guerres (Jean Callot, 1632)
L'année suivante, les Suisses se vengent : la bataille de Morat coûtera 10 000 combattants à la Bourgogne et les chroniqueurs précisent : les Suisses ne font pas de prisonniers ! Les Savoyards étaient à bonne école, puisqu'ils participaient à cette guerre contre les Suisses. C'est dans cette ambiance que Bayard fait sans doute connaissance avec la guerre. Il a probablement 13 ou 14 ans en 1487. Depuis quelques mois (1486), il est page à la cour de Savoie à Turin. Il doit suivre le duc dans la plupart de ses déplacements et spécialement en guerre ; cette expérience faisait partie de la formation des pages.

 

    Négociations

Pont de Beauvoisin au début du 20e siècle
La guerre s'apaise en avril 1487 par une trêve exigée par le roi de France. Mais des mercenaires à la solde du marquis reprennent les hostilités en juillet et une conférence réunit des diplomates à Pont-de-Beauvoisin en septembre. Doit-on respecter la tradition savoisienne ou le traité de Feurs ? Aucun compromis ne sera trouvé.

La guerre se termine en mai 88. Des Français sont placés à la tête de Saluces et de Carmagnole, comme garantie dans l'attente d'un traité de paix (Guichenon, citant Jacques de Mailles, parle d'une rencontre personnelle entre le duc et le roi à Lyon pendant la conférence de Pont-de-Beauvoisin, mais cette rencontre est imposible à admettre au vu des archives de Lyon et de celles de Savoie).

    Les conséquences en Dauphiné
Le roi Charles VIII est fort irrité : d'abord contre le duc son cousin, parce qu'il n'a pas respecté le traité de Feurs et a osé attaquer un pays allié de la France. Il est également fâché contre son oncle, le gouverneur du Dauphiné, Philippe de Bresse, qui aurait dû défendre le marquisat. En fait, Philippe a bien envoyé une troupe, mais trop restreinte. Lui-même n'y est pas allé ; il a une excuse, son bras estropié en 1480 dans un grave accident de chasse. Mais il a sans doute aussi voulu ménager son autre neveu et éviter de prendre les armes contre lui, contre sa patrie d'origine, la Savoie. Philippe a certainement déconseillé cette expédition à Charles, mais on sait que ce dernier était entêté et n'acceptait pas toujours les conseils de son oncle.

Après la guerre, les récits des chroniqueurs divergent quelque peu. Pour certains, il y aurait eu deux rencontres, voire trois, dont deux à Lyon, entre le roi de France et le duc. On ne sait pas sur quoi reposent ces récits, probablement sur l'ouvrage de Jacques de Mailles. Ce qui est certain, après les travaux de Camille Monnet, c'est que le duc cherche à rencontrer le roi, lequel lui accorde début 1489 un sauf-conduit pour une visite en France. Ce voyage se fera avec apparat de février à juillet 1489 ; le duc emmène avec lui une suite impressionnante, 400 courtisans richement vêtus, avec ses pages et probablement Bayard ; on parle aussi d'un train de 1400 chevaux ou de 1400 personnes. Il veut visiblement impressionner le roi, lequel le recevra froidement en ne lui accordant que très peu d'attention, hormis quelques parties de chasse. Parti de Turin, le duc passe à Lyon, puis va rejoindre le roi en Touraine ; le cortège savoisien se logera et se nourrira à ses frais et bénéficiera très peu de l'hospitalité du roi. Tous sont très déçus par ce voyage coûteux et inutile qui, sur la question de Saluces, n'a obtenu que la prolongation de la trêve. Heureusement, l'expédition se termine avec une fastueuse réception organisée à Bourg les 15-16 juillet par Philippe de Bresse pour fêter la naissance d'un héritier à Turin le 23 juin (le futur Charles II).

Le dénouement
D'après les registres et les comptes de Savoie, il n'y a pas eu d'autre rencontre entre le duc et le roi, ce que confirment les archives de Lyon4. Quelques mois plus tard, à l'automne 1489, le duc tombe malade et meurt en mars 1490 à Pignerol. Le bruit court qu'il a été empoisonné5 et on accuse le marquis de Saluces, mais les historiens actuels se portent en faux contre cette accusation.

Cependant, rien n'est réglé et Charles VIII s'avance avec une armée vers Lyon, aménage des garnisons, menaçant la Savoie. Philippe de Bresse cherche à le joindre pour parlementer et éviter l'attaque de son pays natal. Il suit le roi de loin dans ses déplacements, demandant à être entendu et lui envoyant des cadeaux. Le roi l'évite et lui tient la dragée haute ; il passe même à Grenoble pour se rendre à Embrun sans voir Philippe et ne lui accorde finalement une audience que vers le 10 décembre 1490 à Lyon, audience au cours de laquelle tout va s'arranger. Mais à quel prix ?

Tout d'abord, le marquis de Saluces rentrera dans ses états – autorisé par le duc de Milan selon Paradin6 – bien plus probablement à la tête d'une troupe française7 ; Blanche de Montferrat, qui est maintenant régente de Savoie, conseillée par Philippe de Bresse, n'oppose pas de résistance. Quant à Philippe, il devra faire une importante concession au roi : depuis quelques mois en effet, une rumeur court, disant que le roi veut partir en guerre contre le royaume de Naples ; presque tous les grands de France sont opposés à ce projet, jugé déraisonnable8. Or le roi a besoin du concours de Philippe, l'un des premiers personnages du royaume, capitaine ayant largement fait preuve depuis longtemps de bravoure et de sagesse. Philippe acceptera finalement de suivre le roi à Naples.

Comme il est habituel, ces arrangements se sont peut-être traduits par des échanges de cadeaux. Il n'est pas impossible que l'un des pages du comte de Bresse ait été Bayard9, licencié peu auparavant par Blanche et que Philippe l'ait, en cette occasion, cédé au roi de France ou à son autre neveu, Ligny.

Philippe ira au voyage de Naples et usera de toute son influence auprès des cours italiennes. Il sera d'un précieux secours pour le roi, en particulier à Gênes, à Florence, à Rome où il évitera à la France d'entrer en guerre contre le pape10. De son côté, le marquis de Saluces combattra aux côtés des Français, il sera même nommé lieutenant général, puis vice-roi de Naples11; il est mort en 1504 à Gênes, à son retour de Naples, mais ceci est une autre histoire.

(Texte d'une conférence donnée par l'auteur à Saluces le 8 octobre 2011 et parue dans la "Lettre" n° 39 de l'association des "Amis de Bayard", mars 2012.)

1. Guichenon (Samuel) : Histoire généalogique de la royale maison de Savoie, tome 2, 1660...: chap. 16 (Charles), p. 149 (71)   Retour 
2. Guichenon, chap. 32 (Philippe de Bresse), p. 168.  Retour 
3. Guichenon, chap. 30, p. 152. Guichenon est alors le chroniqueur officiel de la maison de Savoie ; on peut donc mettre en doute son impartialité, qualité déjà très contestable chez chroniqueurs indépendants de l'époque. Retour 
4. Henri Hours : Joutes et tournois sous Charles VIII, in Rive gauche, bull. soc. d'histoire de Lyon, 181, pp. 3-10, sept. 2007. Retour 
5 "... quelques-uns ont écrit qu'il mourut de fièvre quarte, mais la plus commune opinion est que ce fut de poison, comme l'affirme Philippe de Bergame, auteur du temps, dont le soupçon tomba sur le marquis de Saluce ... " (Guichenon, p. 155) Retour 
6. Paradin de Cuiseaux (Guillaume) : Chronique de Savoie, 1561, livre 3, chap. 80 (Charles), p. 367 Retour 
7. Guichenon, p. 160. Selon lui, il y aurait bien eu un rôle joué par le marquis de Milan en faveur de celui de Saluces.  Retour 
8. Commines : Mémoires (1490-98), livre 7, p. 345.  Retour 
9. Camille Monnet : Bayard et la maison de Savoie, 1926.
10. Guichenon, tome 2, chap. 32, p. 170 ; Commines, livre 6, ch.7, p.370-76.
11. Guichardin : Histoire des guerres d'Italie ; l'auteur y cite plusieurs fois le marquis de Saluces (pp. 154, 493, 500 …).
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