La tenture américaine

Le bureau de l'association Les Amis de Bayard a reçu d'un Californien en mars 2009 un courrier annonçant qu'il était depuis peu détenteur d'un  rouleau ancien relatif à Bayard. Cet Américain est même venu en mai au musée Bayard nous en remettre des photos. Un article a été rapidement rédigé à ce sujet dans la Lettre 34 intitulé Petite histoire d'un vieux parchemin. L'audience des sites Internet étant supposée bien plus vaste que celle du bulletin, nous croyons utile de consacrer ici une page à cette pièce de collection, avec notre point de vue sur la question (exprimé également dans la Lettre 35), d'autant plus que le continent américain francophone paraît concerné. Nous vous proposons de vous tenir informés ici, étape par étape, des progrès accomplis dans la recherche du parcours de cette tenture au cours des siècles.
 

Support et contenu
Le propriétaire californien de cette tenture a bien voulu nous en remettre personnellement un échantillon (photos ci-dessous). On remarque qu'il s'agit d'un rouleau de tissu, sans doute de chanvre, avec une trame comportant entre 30 et 40 fils par centimètre, peut-être 100 par pouce (le pouce du roi mesurait 27 mm).
 
 
Echantillon de la tenture (règle en mm)
Le même, vu par transparence
La toile est recouverte d'un enduit, une sorte de cire, probablement minérale. En ce qui concerne le texte, il n'est pas très difficile à déchiffrer. D'une part, le document est du 17e siècle seulement ; d'autre part, il est rédigé par un copiste qui a certes utilisé la paléographie de l'époque, mais avec grand soin. En particulier, les différentes lettres sont toujours reproduites de la même façon. On ne trouve pas hélas le même souci dans les manuscrits des notaires, nettement plus difficiles à lire, à fortiori s'ils sont plus anciens, comme l'inventaire cité dans la page Tapisserie de ce site.
Pour peu qu'on connaisse les tournures employées par le Loyal serviteur, on comprend très vite qu'il s'agit de la copie des dernières pages de son livre, d'autant plus que le nom de Jacques de Mailles figure en bas du rouleau.  
Hystoire de messire Jacques de Mailles, anno MDXXVII

Quant à l'année indiquée – 1527 – elle correspond à la date de publication de son ouvrage, telle qu'elle est admise par la quasi totalité des historiens, sauf par Joseph Roman, qui opte pour la date de 1524 (pages xj et ss. de son ouvrage).

Quelques remarques s'imposent.

Finalité du rouleau

A quoi pouvait bien servir un tel rouleau ? On ne pouvait pas l'étaler horizontalement sur un mur comme la tapisserie de Bayeux, puisqu'il est écrit verticalement. On ne peut pas croire non plus à un affichage vertical :
avec sa hauteur de 3 mètres, il aurait été difficile à lire. Alors, condamné à être déroulé et lu à bout de bras, comme avec les papyrus antiques ? Ou placé sur une table, une banquette ? Bien peu reluisant ! Une disposition intéressante aurait consisté à l'enrouler sur deux axes horizontaux fixés au mur, axes qu'on aurait tournés avec une manivelle, en quelque sorte comme un moulin à prière ... Astucieux sans doute, mais hélas, à notre connaissance, aucun dessin ancien, aucun vestige n'accrédite l'emploi de rouleaux de texte avec cet artifice.

Cependant, on connaît un support voisin, le rouleau de papyrus, qui s'enroule lui aussi sur deux axes, mais il est écrit parallèlement à sa grande dimension. Il en est de même de la torah rituelle, texte sacré de la religion juive (photo1 ci-dessus à droite). Il est possible que les créateurs de notre tenture aient voulu imiter quelque peu ces anciens documents, alors qu'à leur époque le livre fait de feuilles de papier empilées était largement utilisé.

Signatures
Au bas du rouleau, sous le nom de Jacques de Mailles, figure un autre nom précédé des mots Ex libris. Il doit s'agir du bibliophile commanditaire de l'œuvre. A notre avis, il ne faut pas lire Payran dans cette signature, comme il l'a été écrit par ailleurs, mais Doiron. En effet, il est facile de comparer son initiale avec celle des mots Dieu ou Des biens mondains. présents dans le texte. D'autre part, les o de la tenture s'écrivent presque comme les a, mais ils ont un jambage plus incliné et un empattement lancé en haut à gauche, comme le montrent les mots anno domini, Ludovicus, d'un bon orateur, un gentilhomme, histoire le vouloir .......

Ex libris Charles Doiron, anno domini MDCXXV, anno XV Ludovicus XIII rex, anno II Urbanus VIII pontifex maximus.
[ ces 3 dates donnent 1625 ]
En haut, deux fois le mot Dieu.
En bas, ... la raison. Des biens mondains ...

Quelques
lettres o
  d'ung bon orateur
ung gentihomme
  cette présente histoire le vouloir

 

Enfin, on remarque, au bas de la tenture, comme signature du copiste, les initiales FC. 
Après toutes ces remarques, le nom du commanditaire devient Charles Doiron, nom très courant en France et au Canada. Or, selon son détenteur même, c'est bien du Canada francophone que proviendrait cette pièce avant d'échouer en Californie.
 

Oiron en Poitou
Les généalogistes pensent que Doiron signifie du village d'Oiron. Ce village existe en Poitou et, bien que petit, il est chargé d'histoire. Il possède un imposant château du 15e siècle, classé monument historique. Cependant, parmi les occupants de ce château, dont Mme de Montespan, on ne remarque pas au premier abord de personnage lié à Bayard. On verra que c'est une conclusion un peu rapide.  

Le château d'Oiron, photo Robert Aillaud

On pense qu'au début de la Renaissance, il y avait à Oiron un atelier de céramique remarquable et tout à fait précurseur2. Bernard Palissy y serait venu apprendre son art ou en découvrir les secrets. Benjamin Fillon, dans une lettre3 à M. Riocreux, conservateur du musée de Sèvres, cite comme créateurs des poteries d'Oiron les noms de Jean Bernard et de François Charpentier, le second étant, d'après lui, plutôt potier et le premier peintre spécialiste en enluminures. Or notre tenture est signée FC.  Coïncidence peut-être ...

Il serait intéressant de savoir pourquoi Charles Doiron aurait voué un culte particulier à Bayard. On remarque que, parmi les seigneurs d'Oiron, figurent deux Gouffier qui, non seulement ont combattu en Italie avec Bayard, mais ont été tous deux gouverneurs du Dauphiné — Bayard étant leur lieutenant général — le premier, Arthus, depuis 1516 jusqu'à sa mort en 1519, le second à sa suite. Or ce second Gouffier, Guillaume (II), n'est autre que l'amiral Bonnivet, bien connu pour avoir commandé en chef l'armée d'Italie en 1524 pendant la retraite qui a coûté la vie à Bayard. Cet amiral, favori de François Ier, commandait aussi à Pavie et il y est mort en s'exposant volontairement aux coups de l'ennemi après avoir constaté l'ampleur du désastre dont il était grandement responsable.

Ces Gouffier étaient les cousins germains d'Anne de Montmorency, le futur connétable, qui, lui, était un ami de Bayard : il a combattu avec lui, en particulier à Ravenne, à Marignan, à la Bicoque, à Novare ... ; il a dirigé avec lui la défense de Mézières ; c'est lui qui est intervenu auprès d'Henri II pour que justice soit rendue à Jeanne. Elevé avec le futur François Ier, marié à une cousine du roi — Madeleine de Savoie, petite-fille de Philippe de Bresse — puis duc, maréchal, grand maître de France et connétable, ce fut longtemps le personnage le plus influent du royaume.

Ce connétable possédait beaucoup de domaines en Poitou, il était mécène, appréciait particulièrement la céramique et avait protégé Bernard Palissy. Ami intime d'Henri II, il a pu être en bons termes avec son neveu Claude Gouffier, seigneur d'Oiron, fils d'Arthus, très bien en cour, grand écuyer du roi, et lui aussi amateur d'art4. Ces deux personnages pourraient bien être à l'origine d'un culte pour le bon Chevalier, en réparation en quelque sorte des fautes de l'amiral5.

Ils auraient pu aussi avoir pour associée Hélène d'Hangest, femme d'Arthus, mère de Claude et citée comme châtelaine d'Oiron après la mort de Bonnivet. Or Hélène avait pour employés J. Bernard et F. Charpentier6.

 

Statue d'Anne de Montmorency à Chantilly

Noter qu'on trouve à Oiron une très belle église — la collégiale d'Oiron — dont la construction a été lancée par Arthus ; elle abrite quatre tombeaux avec gisant, ceux d'Arthus, de Guillaume, de Claude et celui de Philippe de Montmorency, mère des deux premiers et tante du connétable.

La piste acadienne
Le bibliophile Charles Doiron vivait donc en 1625, c'est écrit de façon redondante : anno domini MDCXXV, anno XV [du règne] du roi Louis XIII, anno II du pontificat d'Urbain VIII7. Beaucoup de Doiron figurent dans les registres paroissiaux des 17-18e siècles à l'ouest de la France, surtout dans le département actuel des Deux-Sèvres, autour du village d'Oiron, quelquefois écrit Ouaron. Cependant, pour l'instant, on n'a pas découvert de Doiron prénommé Charles dans les publications de généalogistes français sur Internet, ... il est vrai, rarement antérieures à 1650.

A partir du milieu du 17e siècle, on trouve de nombreux Doiron en Acadie (sud-est du Canada actuel). C'est en juin 1624 qu'a lieu le premier débarquement de 80 colons français sur cette terre sous le commandement de Pierre Dugua de Mons, mandaté par le roi et accompagné par Samuel Champlain. La moitié de ces colons meurent dès le premier hiver. En effet, bien que l'Acadie soit à la latitude de Bordeaux, le climat y est beaucoup plus rude à cause du courant froid du Labrador, retour du Gulf-Stream qui, lui, réchauffe les côtes européennes (n'oublions pas qu'à cette époque — en tout cas en France — le climat était beaucoup plus froid qu'aujourd'hui).  
Timbre de La Poste, France,
hommage à Pierre de Mons

En 1670, 60 colons, venant de Rochefort, viennent grossir les rangs des Acadiens. Parmi eux, on trouve Jean-Charles Doiron, surnommé l'ancêtre par les généalogistes québecois actuels. Il est né en 1649 à Oiron et il épouse à Port-Royal en 1671 Marie-Anne Carol, 20 ans, qui vient de débarquer en Acadie, parmi un contingent de femmes que sa gracieuse majesté (il s'agit de Louis XIV) envoie là-bas pour peupler la colonie. Il semble que le ménage se fixe à Pisiquit, toujours en Acadie. Marie-Anne meurt en 1692 après avoir mis au monde 11 petits Doiron et notre brave Jean-Charles se remarie l'année suivante, toujours à Pisiquit, avec Marie Trahan qui lui donnera au moins 8 enfants. Il n'est pas étonnant que de nombreux Doiron canadiens reconnaissent en lui leur ancêtre ...

Cet ancêtre s'appelait, selon les généalogistes, Jean ou Jean-Charles (1649-~1714). L'un de ses fils s'appellera Charles (1674-1752) ; ce dernier épousera Françoise Gaudet (1673-1758) qui lui donnera 8 enfants dont un Charles (1694-1752), qui lui aussi aura un fils Charles (né en 1715) ... Il est légitime de penser que le prénom de Charles avait une grande importance dans cette famille et de là à supposer que l'ancêtre avait lui aussi un Charles pour père ou pour grand-père, il n'y a qu'un pas ... Ce serait ce Charles Doiron, ancêtre de l'ancêtre, qui aurait pu faire fabriquer la tenture en question et l'un de ses fils ou petit-fils l'aurait emportée en Acadie.

La Grande déportation
Cependant, tout n'est pas si simple. Il ne faut pas oublier que nos cousins acadiens ont été soumis à une répression féroce après le traité d'Utrecht (1713) qui a cédé l'Acadie française à l'Angleterre. Les Acadiens, catholiques francophones, refusèrent de prêter serment d'allégeance au roi d'Angleterre, qui, comme chacun sait, n'aimait pas les papistes. Pendant quelques décennies, tout le monde se supportera, les Acadiens étant têtus, mais pas belliqueux.

En 1755 – les Acadiens sont alors 15 000 – une nouvelle guerre, dite de Sept ans, éclate entre la France et l'Angleterre : les rebelles acadiens, jugés indésirables, vont être déportés en deux vagues successives vers les colonies anglaises d'Amérique. L'Angleterre a pratiqué là ce qu'on appelle maintenant une purification ethnique8. Ce fut même un semi-génocide, vu que la moitié des Acadiens vont périr dans cette déportation.  

Le grand Dérangement, tableau de Claude Picard
Des 14 000 déportés, 700 vont mourir noyés dans des bateaux volontairement coulés en mer, beaucoup d'autres mourront de maladies sur d'autres bateaux ; les autres, débarqués de force dans des états américains, y seront fort mal reçus, réduits à l'indigence, à l'esclavage ou à la prison.

Quelques-uns, dont des femmes, s'évaderont et retourneront – à pied ! – en Acadie, d'autres parviendront en Haïti, quelques-uns enfin en Louisiane, alors espagnole : c'est le seul pays qui les recevra convenablement : ils y feront souche, apporteront leur culture et seront les ancêtres des Cajuns.

Un groupe de 1500 de ces malheureux, débarqué en Virginie9, sera refoulé en Angleterre où ils seront maintenus en prison jusqu'à ce que, 7 années plus tard, le roi de France les rachète fort cher aux Anglais (traité de Paris, 1763). Il n'en reste alors que 866. On tentera de les fixer à Belle-Ile, puis en Poitou, mais sans succès, car la plupart d'entre eux retourneront en Acadie après 1770. La tourmente était passée ; les Acadiens qui avaient échappé à la Grande déportation, plus ceux qui avaient pu revenir, se sont remis à cultiver la terre, à pratiquer la pêche et à multiplier leur descendance. Ils forment aujourd'hui, sur la côte atlantique, une ethnie originale forte de près de 4 millions d'âmes, fière de son histoire, peu anglophile — on les comprend — et d'autant plus solidaire qu'ils ont été violemment persécutés.

Pour sourire un peu, signalons que ce sont ces Acadiens qui ont apporté d'Amérique la pomme de terre à Belle-Ile en 1763, bien avant sa diffusion par Parmentier. Juste retour des choses : la pomme de terre contre la tenture ... ce n'est après tout qu'une question de culture ...

En admettant que notre tenture ait suivi Jean-Charles Doiron en Acadie au début du 17e siècle, on peut se demander comment elle a survécu à la Grande Déportation. En effet, en règle générale, les Anglais, après avoir raflé les habitants, avaient pillé leurs biens et incendié leur maison ... Une partie des Acadiens a pu survivre : certains se sont cachés dans les bois, d'autres dans des îles, d'autres sont revenus sur cette terre qu'ils aimaient ... Notre tenture nous a emmenés bien loin, mais elle aurait encore bien des aventures à nous raconter. On peut espérer qu'un jour on en saura davantage, sans doute grâce à des internautes acadiens.  

La solution est peut-être ici.
Photo de Nicolas Prévost, association Frontenac-Amériques

Généalogie Gouffier-Montmorency
Les faveurs royales envers la famille Gouffier datent de Charles VII après la condamnation de Jacques Cœur par un tribunal présidé par Guillaume (I) Gouffier. Bonnivet fut le favori de Louise de Savoie ; il l'a grandement incitée à spolier son ennemi personnel, le connétable de Bourbon.
Notes
1. Photo de Willy Horsch, Wikipedia, article Torah.  Retour
2. Cependant, au 20e siècle, des spécialistes pensent que ces poteries remarquables auraient été fabriquées à St-Pourchaire, toujours en Poitou et proche d'Oiron.  Retour
3. Lettre citée dans Recherches sur la céramique... , Jules Greslou, impr. Garnier, Chartres, 1863 (publié dans les Books-google).  Retour
4. Grand du royaume, courtisan accompli, couvert d'or et de titres, dont celui de marquis de Caravas, il aurait servi de modèle à Charles Perrault pour son marquis de Carabas dans le conte du Chat Botté.  Retour
5. On trouve cette même notion de dette morale chez Marguerite d'Autriche qui a fait construire Brou pour honorer un vœu de sa belle-mère.  Retour
6. Cependant, François Charpentier, l'employé de Mme d'Hangest, peut difficilement être notre copiste en 1625 ; il pourrait s'agir de son fils ou de son petit-fils : à cette époque, se transmettaient de père en fils non seulement le nom, mais aussi le prénom, le savoir-faire et souvent la profession.  Retour
7. C'est ce même Urbain VIII qui en 1633 a laissé condamner son ami Galilée pour avoir soutenu que la Terre tournait autour du soleil.  Retour
8. Même Voltaire n'est pas intervenu devant cette infamie. Mais l'a-t-il connue ? En tout cas, il trouve ridicule qu'on se batte au Canada pour quelques arpents de neigeRetour
9. 21 ans plus tard, ces mêmes Virginiens, qui avaient refoulé les Acadiens francophiles, accueilleront à bras ouverts le jeune La Fayette et ses troupes françaises. Il est vrai que le vent avait tourné, l'Anglais étant devenu l'ennemi commun !  Retour
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