Philippe de Bresse,
un grand personnage méconnu

Fils cadet du second duc de Savoie, Philippe sera longtemps écarté du pouvoir par la loi de succession, voisine de notre loi salique : le trône passe toujours au fils aîné du prince régnant. Il en sera fort dépité. Dans sa jeunesse, belliqueux, querelleur, il ne s'embarrassera guère de scrupules. Il s'était fait appeler Philippe sans Terre par dérision envers son père, vu qu'il était sans apanage. Ce fut un personnage étonnant à plus d'un titre.

 

La Toison d'or
Par exemple, il est le seul duc de Savoie à avoir été gouverneur du Dauphiné ... et quand on connaît l'hostilité légendaire entre ces deux principautés, la remarque ne manque pas de piquant. De plus, il est sans doute le seul personnage au monde à avoir reçu les deux plus précieuses distinctions de l'époque, le collier de la Toison d'or et celui de l'ordre du Saint-esprit.

On doit ajouter qu'il il a probablement joué un rôle important et méconnu dans la carrière de Bayard. Il n'était en effet pas dépourvu de relations : Louis XI et le duc de Longueville (Dunois II) sont ses beaux-frères ; Charles VIII et le maréchal de Luxembourg, comte de Ligny, sont ses neveux, ainsi que le duc de Savoie, Charles Ier. Rappelons que plus tard, père de Louise de Savoie, donc grand-père de François Ier, il sera l'aïeul de tous les rois de France après Louis XII, de tous les ducs de Savoie après lui et de tous les rois d'Italie1 !

Né à Chambéry en 1438, il est fils cadet de Louis Ier et d'Anne de Chypre-Lusignan, couple aimant le luxe, la frivolité et dilapidant les biens du premier duc, le sage Amédée VIII, ce que Philippe ne leur pardonnera jamais. Tout jeune, il se révolte contre son père, qui l'éloigne de la cour. Cette affaire n'est pas sans rappeler la révolte du dauphin Louis contre son père Charles VII. En 1462, Philippe monte une conspiration : en pleine messe, il assassine un haut personnage, le maréchal de Savoie, et en enlève un autre, le chancelier, qu'il fera noyer dans le lac ; c'étaient des chypriotes, favoris – ou amants – de la duchesse, et, d'après lui, des ministres corrompus, usurpant les biens du duché.

Philippe s'enfuit en France. Il est arrêté à Vierzon en avril 1464 par Louis XI à la demande de son père et sera emprisonné pendant plus de 2 ans au donjon de Loches2. Louis XI finit par s'entendre avec lui en 1466 ; ils ont certainement passé ensemble un contrat pour tempérer la rancœur de Philippe ; on sait aussi que le roi l'a grassement dédommagé.
Rappelons que les deux protagonistes sont doublement beaux-frères : Louis XI a épousé en 1451 Charlotte de Savoie, sœur de Philippe et le frère de Philippe, le duc Amédée, a épousé l'année suivante Yolande de France, sœur du roi.

Pendant la détention de Philippe, en 1465, son frère Amédée était devenu duc sous le nom d'Amédée IX. Il a 3 ans de plus que Philippe, mais il est chétif, malingre, épileptique et de surcroît confit en dévotion. Philippe juge que c'était à lui, sain et robuste, que devait revenir la couronne ducale. En fait, son frère, trop fragile, ne tiendra même pas les rênes du pouvoir ; c'est sa femme, Yolande de France, qui va gouverner. C'est une femme de poigne, elle a de qui tenir. Philippe de Bresse ne cessera de créer des ennuis à son frère et à sa belle-sœur, allant jusqu'à prendre les armes contre eux, donc contre sa patrie, la Savoie.

Dans un souci d'apaisement, Amédée, titulaire jusque là des terres de Bresse, dont il avait fait sa résidence principale, cède à Philippe toute cette région, une Bresse élargie à la Dombes, avec deux beaux châteaux, l'un à Bourg, l'autre à Pont d'Ain3. Philippe devient comte de Bresse, tandis que le nouveau duc ira habiter Chambéry, puis Turin. Cela n'empêche pas Philippe de comploter. En 1467, il s'affiche ostensiblement avec le duc de Bourgogne, ennemi déclaré de la France et de la Savoie.

En 1468, il montre tellement d'arrogance qu'il fâche Louis XI, lequel demande au gouverneur du Dauphiné de le punir en ravageant la Bresse ; s'en est chargé une troupe de 2000 hommes commandés par La Tour d'Auvergne. C'est au cours de cette expédition qu'a eu lieu l'attaque de Pérouges ; on sait que ses habitants ne la laisseront pas prendre (inscription au-dessus de la porte d'en bas : Perogia Perogiarum, urbs imprenabilis, coquinati delphinati voluront prehendere illam ... ). Le Téméraire vient au secours de Philippe de Bresse ; il invite Louis XI à discuter de paix, le fait venir à Péronne, mais l'enferme dans la ville. Piège, vengeance de Philippe ou mesure de précaution ? Une révolte vient fort à propos d'éclater à Liège et sert de prétexte à la mesure de confinement ! Finalement, tout ce beau monde se réconcilie sur le dos des Liégeois : on met leur ville à sac et on se jure loyauté et fidélité perpétuelles (traité de Péronne).

En 1471, nouvelle incursion de Philippe à Chambéry. Il s'empare du jeune héritier Philibert et chasse les favoris de la duchesse qui doit s'enfuir à Grenoble. Louis XI remettra tout ça en ordre. Amédée IX, dit le Bienheureux, ne régnera que 7 ans. Il meurt en 1472. Son fils aîné Philibert étant trop jeune, c'est Yolande de France qui continue à gouverner, elle est maintenant régente officielle.

Bientôt va débuter en Suisse une guerre d'indépendance dans laquelle Philippe va être à son affaire. Cette guerre atroce se terminera par la mort de Charles le Téméraire, battu et blessé par les Suisses sous les murs de Nancy, puis à demi dévoré par les loups (janvier 1477). Louis XI envahit alors la Bourgogne et tente de l'annexer en mariant à son fils la fille du Téméraire ; mais cette dernière se marie aussitôt à l'héritier de l'empire germanique pour sauver la Bourgogne de l'annexion française (août 77). Philippe de Bresse avait profité du conflit pour prendre le pouvoir à Chambéry, Yolande étant tombée dans un piège tendu par le Téméraire, mais Louis XI avait encore une fois rétabli la légalité en Savoie.

Finalement, la paix de Fribourg accorde l'indépendance à la Confédération. Les Suisses loueront dorénavant leurs services à leurs voisins, avec toutefois une certaine méfiance à l'égard de leur ancien suzerain, l'empereur germanique.

Yolande meurt en 1478. L'héritier du trône, Philibert Ier, n'a que 13 ans. C'est Philippe de Bresse qui devient régent. Enfin ! Mais d'autres ennuis l'attendent. Tout d'abord, lui, Philippe, va avoir un grave accident de chasse près de Pont-d'Ain en 1480. Son état est désespéré. Sa femme, Marguerite de Bourbon, fait un vœu : elle s'engage à reconstruire un prieuré à Bourg si Philippe échappe à la mort. Elle sera exaucée, Philippe guérira de sa blessure, mais Marguerite meurt peu après et le vœu est oublié4. Pendant sa régence, Philippe habite principalement Pont d'Ain à cause de son vice, la chasse. En effet, la vallée de l'Ain est ici particulièrement giboyeuse.

Peu après, en 1482, c'est son protégé, l'héritier du trône Philibert Ier, qui meurt à la chasse ; il avait 17 ans. Son frère Charles devient duc à 14 ans. Normalement, Philippe, chef incontesté de la famille, devrait continuer la régence. Mais il semble que ni Louis XI, ni le sénat de Savoie ne souhaitent le voir diriger la Savoie. Le sénat émancipe l'héritier qui peut alors exercer seul le pouvoir. Tout comme à la cour de France au même moment, le jeune Charles VIII est émancipé à 14 ans, mais c'est sa sœur Anne de Beaujeu qui gouverne. A la cour de Savoie, on assistera à une cohabitation, parfois houleuse, entre un jeune duc combatif émancipé et son oncle plein d'expérience, aîné de la maison ducale.

La nomination de Philippe comme gouverneur du Dauphiné est une belle promotion pour un prince présomptif de Savoie. Cette faveur est datée de 1485 et donc due à Anne de Beaujeu, fille la moins folle de France, plutôt qu'à Louis XI. En tout cas, Philippe de Bresse s'est maintenant beaucoup assagi ; il deviendra un allié indéfectible du duc de Savoie, puis de la régente Blanche, ainsi que du nouveau roi de France Charles VIII. Il devrait ainsi cimenter l'alliance entre eux. Au sacre de Charles VIII à Reims, Philippe de Bresse siège parmi les grands de France.

On peut penser que Philippe habite alors Grenoble, au moins de temps à autre, et qu'il fréquente son coprince, l'évêque Laurent Alleman. Ce dernier lui a-t-il parlé de son jeune protégé, son neveu Pierre Terrail ? C'est très vraisemblable, surtout si le garçon a manifesté son intention de guerroyer. D'ailleurs, Pierre est à Grenoble, à l'école de la cathédrale, et Philippe a pu l'interroger. Quelle sera l'implication du gouverneur dans l'envoi de Bayard en pagerie chez le duc de Savoie en 1486 ? On ne le sait pas, mais ses relations avec cette cour étaient alors au mieux : il est impensable qu'il n'est pas été au moins consulté ; il est en effet bien plus proche des ducs que ne l'est l'évêque5.

Philippe de Bresse va être bientôt placé dans une situation délicate. Son neveu le duc Charles Ier – dit le guerrier – est un batailleur, comme son cousin Charles VIII ; il prétend avoir des droits sur le marquisat de Saluces, qu'il attaque en 1487. Hélas, ce marquisat, depuis longtemps, se trouve placé de manière assez lâche sous le protectorat de la France, c'est-à-dire sous celui de Philippe. Ce dernier, pris entre deux feux – ou entre deux neveux – réagit mollement : il sauve Saluces, mais pas le reste du marquisat. Malgré la colère du roi de France et une conférence de conciliation tenue à Pont-de-Beauvoisin, Charles Ier reste sur ses positions et demande à rencontrer le roi de France Charles VIII, sans doute pour le placer devant le fait accompli.

La demande du duc Charles est finalement acceptée par le roi : la rencontre aura lieu en Touraine. Le duc réunit un brillant et nombreux cortège de 1400 personnes, pour impressionner le roi. Le page Bayard en fait partie, ainsi que Philippe de Bresse, sans doute à titre de conciliateur, car il est l'oncle à la fois du duc et du roi. Le roi ne montre aucun empressement à recevoir le duc ; il le fait languir, l'invite très peu à sa table ou dans ses châteaux. Ils se voient certes à la chasse, mais presque chaque soir, le duc et sa nombreuse suite doivent souper à leur frais et dormir sous leurs tentes. On ne parle pas de Saluces ; le cortège, bien dépité, rentre en Savoie après ce voyage de 6 mois. Heureusement il est reçu avec éclat à Bourg où Philippe a fait préparer pour le duc un accueil triomphal (juillet 1489).

A la fin de l'année 89, le duc Charles Ier tombe gravement malade. Il meurt à Pignerol le 14 mars 1490. C'est son fils qui devient duc sous le nom de Charles II ; il n'a que 2 ans et sa mère la duchesse Blanche devient régente. Philippe de Bresse s'entend très bien avec elle, il la conseille et la protège (elle est la veuve de son neveu et, per alliance, la nièce de sa femme). La situation financière du duché étant catastrophique, Blanche doit vendre la majorité des chevaux de la cour et congédier une partie des pages. Bayard revient à Grenoble.

Chez qui trouve-t-il asile ? Chez son oncle ou chez son protecteur ? En tout cas, il accompagnera peut-être le gouverneur Philippe de Bresse dans ses déplacements à la recherche du roi. L'affaire de Saluces n'est en effet pas réglée et le roi, en colère, évite toujours la discussion, même avec Philippe. Finalement, ils se rencontreront à Lyon sans doute en décembre 1490 : un accord est trouvé : Saluces retournera au Dauphiné et Philippe accepte de participer au futur voyage de Naples. Dans la foulée, le gouverneur aurait pu placer deux de ses jeunes compagnons, dont Bayard, auprès de son autre neveu, le comte de Ligny. On sait que Bayard fera ensuite partie des troupes de Ligny jusqu'à la mort de ce dernier (déc. 1503).

En 1492, un soulèvement se produit en Faucigny, profitant du gouvernement peu autoritaire de la régente Blanche ; celle-ci demande à son oncle et fidèle allié, Philippe de Bresse, de réduire la rébellion, ce qu'il fera sans brutalité et en partie par la négociation.

En 1494, Philippe, redevenu ami avec Charles VIII, accompagne l'armée française en Italie malgré ses 56 ans et son peu d'enthousiasme pour le projet6. Il va organiser le retour au pouvoir à Florence d'un noble favorable à la France, prôner à Rome la négociation plutôt que l'affrontement avec le pape, éviter à son armée une attaque de Gênes, demandée par le roi mais vouée à l'échec ... Il donne au roi des conseils fort utiles dans ses démêlés avec les cours italiennes. Philippe avait emmené avec lui son fils Philibert le Beau, bien que peu guerrier ; mais il le renvoie chez lui craignant pour sa santé quand s'abat sur l'armée le fameux mal de Naples.

Le duc Philippe II
En 1496, l'héritier du duché de Savoie, Charles II, le fils de Blanche, meurt à 6 ans. La descendance d'Amédée IX le bienheureux, le frère honni de Philippe, est éteinte. Philippe devient enfin duc de Savoie7. Mais pas pour longtemps : d'avril 1496 à novembre 97, date de son décès. Deux de ses fils deviendront duc à leur tour.

Son influence s'est-elle éteinte avec sa mort ? On sait combien François Ier était attaché à sa mère, Louise de Savoie. En 1515, il charge Bayard de hautes responsabilités ; or il a été tenu jusque là éloigné des affaires de l'Etat par Louis XII. Ne faut-il pas voir dans l'estime accordée subitement à Bayard la main de Louise et par delà l'ombre du grand-père Philippe ?


Notes

1. Il est également le grand-père du pape Léon X.
En ce qui concerne les Bourbons, Henri IV est le petit-fils de Marguerite d'Angoulême, fille de Louise de Savoie.   Retour

2. C'est dans ce donjon qu'étaient scellées les célèbres fillettes de Louis XI, cages de fer où étaient emprisonnés, boulets au pied, les adversaires du roi. C'est là que sera enfermé en 1500 Ludovic le More et qu'il y mourra. Retour

3. L'association des Amis de Bayard a visité les restes de ce château au cours de son voyage dans les pays de l'Ain en octobre 2007. Retour

4. Marguerite de Bourbon, morte en 1483, n'a pas pu honorer son vœu de 1480. Quelques années plus tard, c'est le fils aîné de Philippe de Bresse, Philibert le Beau, qui contracte une grave maladie lui aussi à la chasse, à St-Vulbas, et en meurt. Sa femme, Marguerite d'Autriche, qui avait formulé le même vœu s'est sentie redevable de celui de sa belle-mère et a fait construire à Brou, près de Bourg, une superbe basilique, où elle est enterrée avec son mari et sa mère.  Retour

5. Ce récit diffère beaucoup de celui du Loyal serviteur. Camille Monnet a en effet montré que ce dernier, au moins en ce qui concerne la jeunesse de Bayard, est bien trop romancé. Les archives montrent que ce n'est pas l'évêque qui a accompagné Bayard à la cour de Savoie, mais un lieutenant de Philippe de Bresse. On sait aussi que les relations entre les ducs de Savoie et l'évêque de Grenoble étaient généralement conflictuelles, les ducs acceptant mal la tutelle religieuse du coprince d'un pays étranger pour le moins rival et souvent ennemi.  Retour

6. La plupart des grands de France étaient opposés à l'idée de cette expédition.  Retour

7. Remarquer également que Philippe de Bresse était membre de l'ordre de St-Michel, comme le sera Bayard après sa défense de Mézières. Paradin qualifie Philippe de seigneur grandement craint et redouté … il était Grand-Maître de France, chevalier de l'ordre de St-Michel, gouverneur du Dauphiné et capitaine de 100 hommes d'armes (Paradin, Chroniques de Savoie, 1561). Après avoir été gouverneur du Dauphiné (1484-1491), il sera, peu après la mort du duc Charles (1490), lieutenant général de Savoie.  Retour

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