Le mythe de Bayard
Bayard fait partie de ces héros qui, tels Duguesclin ou Jeanne d'Arc, ont jalonné l'histoire de France. Sa réputation prend corps dès son vivant et, par la suite, elle subira des éclipses ou des résurgences, selon les tribulations et le gouvernement de l'époque. Dans les moments difficiles, on a souvent fait appel au souvenir des héros de la nation pour redonner du courage aux citoyens ou pour les rassembler autour de valeurs constructives.
Ce qui est surprenant, c'est l'absence totale de mention de ces hauts faits dans l'ouvrage de Guichardin. Ce dernier, né en 1482, est un historien florentin, considéré comme sincère, crédible et mêlé de très près à la guerre des Français en Italie. Il a été avocat, plusieurs fois ambassadeur, gouverneur de province et chef de guerre obtenant jusqu'au grade de lieutenant du pape. Ses premiers livres décrivent les guerres d'Italie de 1490 à 1522 en 1204 pages. Il consacre 5 pages à la difficile traversée du Garigliano par les Espagnols, mais n'a pas un mot sur Bayard. Pas un mot non plus sur le duel avec Sotomayor ... Plus tard, pas un mot sur Bayard lors de la révolte de Gênes en 1507, ni en 1515, même pas à l'occasion de la recherche d'un passage alpin, ni au sujet de la capture de Colonna qu'il attribue à Trivulce.
Au vu des Chroniques de Jean d'Auton, on doit admettre que Guichardin est un peu partial, ou bien qu'il ne veut relater que les faits concernant des Italiens, laissant de côté les conflits franco-espagnols1. Par exemple, il ne dit rien sur le combat des 11, entre Français et Espagnols, mais relate bien celui des 13 entre Français et Italiens, lourde défaite pour les Français, selon lui et même selon Auton2.
Quoi qu'il en soit, à cette époque, la renommée de Bayard en France est certaine ; sinon Louis XII ne l'aurait pas nommé capitaine ni François Ier lieutenant général du Dauphiné ; il ne lui aurait pas non plus confié la défense de Mézières en 1520.
Après la mort de Bayard en campagne, la publication rapide de deux livres élogieux ne pourra qu'amplifier son aura, surtout si, comme on l'a dit dans le chapitre Biographes, Champier, puis de Mailles, ont cherché à écrire un roman épique plutôt que de l'histoire scientifique.
Cependant tous ne l'ont pas ignoré. En témoigne le testament d'un de ses lointains cousins, décédé en 1621, Gaspard de Bourchenu3 : il se fait préparer un très beau tombeau et demande à ce que le corps de Bayard soit inhumé avec lui. Il considérait que la tombe du chevalier était bien trop modeste.
Quelques années avant la Révolution, à Grenoble, des officiers pressent les consuls d'ériger un monument à Bayard et lancent même une souscrption. Un sculpteur lyonnais est pressenti, une maquette préparée, mais la statue ne sera pas sculptée.
Hors du Dauphiné, on ne remarque pas que nos grands classiques aient utilisé le mythe de Bayard pour la trame de leurs œuvres ; ils continuent à puiser largement dans la mythologie ou l'histoire gréco-latine, voire espagnole. Plus tard, les penseurs du 18e siècle se sont plus intéressés à la justice, aux droits humains qu'aux chevaliers du moyen-âge. Pendant la période révolutionnaire (1790-1815), on ne remarque pas en Dauphiné de dévotion particulière envers Bayard. Au contraire, les voisins de son château le démolissent pour en récupérer les pierres. Notons tout de même que des érudits grenoblois protestent contre ce démantèlement.
Sous Louis XVIII, pour exalter les symboles de l'ancien régime, le préfet d'Haussez, ultra-royaliste, fait ériger place St-André à Grenoble la statue qu'on y voit encore. Malheureusement, il fait aussi déplacer les ossements de Bayard vers l'église St-André. Sans s'entourer des conseils d'historiens et méconnaissant le testament de Bourchenu, il s'est sans doute trompé de tombe4.
Le roi Charles X fait de son mieux pour sauver le château de Bayard en accordant à un mandataire, Delandine, le financement nécessaire, mais ce mécénat prendra fin à la révolution de 1830 et Delandine abandonnera.
Cet enseignement portera longtemps ses fruits : dès la fin du 19e siècle, mais surtout au 20e, le nom de Bayard va être donné à toutes sortes d'entités, vêtements, casernes, voitures, stylos, écoles ... De nombreux écrivains vont reprendre l'histoire du héros, sans changer un mot au roman du Loyal serviteur, considéré comme la Bible intouchable. Parfois, ces écrivains ajouteront quelques détails inédits. On ira même jusqu'à faire de Bayard un héros christique, un soldat du Christ envoyé par Dieu pour combattre le protestantisme naissant, alors qu'il a été un administrateur bien plus tolérant envers les religions dissidentes que les autres puissants de son temps.
Pendant la seconde guerre mondiale, beaucoup de chefs résistants ou de maquis prendront le nom de Bayard.
Actuellement, le mythe est un peu en perdition, depuis le déclin de l'enseignement de l'histoire au niveau secondaire. Notre monde devient matérialiste. Les héros du moyen-âge ne sont plus guère en vogue. Il est bien possible que, dans un proche avenir, seuls les historiens sachent qui était Bayard. Si on veut le sortir d'un oubli prévisible, il serait nécessaire au minimum de débarrasser sa mémoire de tout son fatras mythologique.